gilbert.quelennec on Mon, 12 Dec 2005 15:31:53 +0100 (CET)


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[nettime-fr] Fwd: [Lmsi] Libération, de Sartre à Rotschild




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De: lmsi@rezo.net
Date: 12 décembre 2005 01:55:31 GMT+01:00
À: lmsi@rezo.net
Objet: [Lmsi] Libération, de Sartre à Rotschild

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LIBERATION DE SARTRE A ROTSCHILD

Un livre de Pierre Rimbert

http://lmsi.net/article.php3?id_article=486
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*Fondé par Jean-Paul Sartre en 1973, pour « donner la parole au peuple », Libération est passé en 2005 sous le contrôle du banquier d’affaires Édouard de Rothschild. Ces noces de la presse et de l’argent n’éclairent pas seulement le sort des journaux français livrés aux industriels. Libération fut aussi le laboratoire d’une métamorphose. Celle d’une gauche convertie au libéralisme dans les années 1980, et qui dissimule son conformisme économique derrière un rideau d’« audaces » culturelles. Au-delà de l’analyse d’un cas exemplaire, l’excellent livre de Pierre Rimbert examine les ressorts d’une révolution conservatrice dans la vie intellectuelle française. En voici l’introduction.*
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/« Mai 68 a remis la révolution et la lutte des classes au centre de toute stratégie. Sans vouloir jouer au prophète, l’horizon 70 ou 72 de la France, c’est la révolution. »/

(Serge July, 1969)

/« La vraie subversion, aujourd’hui, c’est l’information. C’est la seule idéologie qui m’intéresse désormais. »/

(Serge July, 1981)

/« La rupture, c’est de s’affirmer libéral au sens du XVIII e siècle. »/

(Serge July, 1986)

/« Moi, je suis pour une économie libérale. Moi, je suis effectivement pour la concurrence. »/

(Serge July, 2002)

/« Tout m’a profité. »/

(Serge July, 1985) [1]

Lorsqu’il prit sa retraite en avril 1907, Joseph Pulitzer, fondateur du /Saint Louis Post-Dispatch/ (Missouri), consigna les /« principes fondamentaux »/ que ses successeurs devraient observer pour maintenir le quotidien au rang de référence américaine. Ce journal /« ne cessera de lutter contre les classes privilégiées et les profiteurs, ne se détournera jamais du sort des pauvres, restera toujours dévoué au bien public »/ [2]. À l’époque, des résistances au capitalisme se multipliaient dans le monde occidental : conseils ouvriers en Russie, Industrial Workers of the World aux États-Unis, CGT en France. Elles visaient l’abolition du salariat.

Une gauche qui voulait changer le monde, des journaux soucieux de justice sociale : l’attelage n’aura pas résisté aux bourrasques politiques, économiques et intellectuelles de ces trente dernières années. Quand elle accède au pouvoir, la gauche administre l’ordre des choses ; quand elle prend position, la presse justifie le monde tel qu’il va.

Fondé en 1973 pour /« donner la parole au peuple »/ et finalement revendu par tranches à Édouard de Rothschild, Libération constitue un bon révélateur français de ces bouleversements. Au départ, un projet éditorial contestataire déclare la guerre à la grande presse. /« Libération luttera contre le journalisme couché »,/ promet son manifeste en novembre 1972 ; Jean-Paul Sartre, premier directeur du journal, formule l’exigence imposée par un tel objectif : /« nous avons refusé de devenir une entreprise industrielle et commerciale »/ [3]. À l’arrivée, /Libération/ se présente comme une société anonyme dont le conseil d’administration réunit en 2005 un banquier d’affaires, un ancien directeur financier de Vivendi, l’ex-directeur général du Forum économique mondial de Davos et une directrice générale adjointe de Suez qui fut aussi l’attachée de presse d’Édouard Balladur... /« Je crois que c’est un peu une vue utopique de vouloir différencier rédaction et actionnaire »/, a expliqué Édouard de Rothschild (France 2, 30.9.2005).

À parcourir les pages sans sève de ce quotidien bousculé par les journaux gratuits, on imagine mal le rôle idéologique que joua /Libération/ dans les années 1980. Il procura à la bourgeoisie culturelle française ce que /Commentary/ proposait aux néo-conservateurs américains : un salon d’essayage de la pensée de marché que le gouvernement socialiste revêtit à partir de 1983-1984. Car la /« “grandeur” de Mitterrand », estima peu après Serge July, fut de « réussir à aligner la démocratie hexagonale sur le modèle anglo-saxon et de soumettre l’économie nationale à toutes les contraintes du marché mondial »/ [4].

La volte-face d’un contestataire peut paraître banale. En Italie, Marco Panella, ancien dirigeant d’un parti internationaliste et libertaire, se rallia à Silvio Berlusconi ; Christopher Hitchens, l’une des plumes de la gauche radicale américaine, opéra à partir de la guerre du Kosovo un virage qui devait le conduire à appuyer George W. Bush dans le /Wall Street Journal/ ; au Brésil, Fernando Henrique Cardoso, théoricien du combat anti-impérialiste et de l’autonomie économique des pays du tiers-monde, se changea en tribun du développement par le libre-échange avant de camper un président libéral. À ces basculements individuels, /Libération/ oppose en France l’exemple d’une normalisation collective. Auberge des luttes sociales de l’après-Mai 68, il devient en 1981 l’expression organique d’un embourgeoisement, le journal-mouvement du conservatisme branché. Journalistes et lecteurs avançaient d’un même pas sur le chemin du vieillissement social. Leurs intérêts matériels les portaient au conformisme économique ; leurs goûts culturels vers l’excentricité. /Libération/ offrait à ce public un sas d’acclimatation idéologique d’autant plus efficace que les conversions s’y déroulaient à l’abri d’un rideau d’audaces artistiques et de « transgressions » sexuelles éventées. En 1986, Guy Hocquenghem décrivait le procédé habituel des fausses avant-gardes : /« L’essentiel, c’est d’être juste ce qu’il faut en retard, pour coïncider avec la réaction générale. »/ [5]

Bien sûr, /Libération/ ne fut pas l’unique metteur en scène du grand retournement. Tout prévenu qu’on soit de la responsabilité des médias dans l’imposition du credo néo-libéral, on reste interdit devant le spectacle que livrent les archives de presse du premier septennat de François Mitterrand [6]. Ici, des chefs d’entreprise, essayistes et éditorialistes paradent sur les plateaux de télévision pour enjoindre leurs concitoyens à « s’adapter » au nouvel ordre économique ; là, des publications « de gauche » comme /Le Nouvel Observateur, Globe/ ou /L’Événement du jeudi/ dépoussièrent les équations d’une « modernité » vieille d’un demi-siècle : libre-échange = réalisme, syndicalisme = archaïsme, propriété collective = faillite. Comme il y eut un réalisme socialiste, c’est le printemps du réalisme libéral. Il exalte la figure du patron, célèbre le culte de l’entreprise, chante la réussite individuelle - et blâme l’ouvrier « replié sur ses acquis ».

Mais l’accomplissement du vœu de Serge July - /« faire de “Vive la crise !” un mot d’ordre populaire »/ [7] - exigeait que ces vieilles lunes fussent rapiécées aux couleurs futuristes du « progrès ». L’avenir radieux serait informatique, globalisé, en réseau.

Ces années changèrent aussi la presse. À mesure qu’ils étendaient leur périmètre économique, les groupes de communication enfantés par la libéralisation de l’audiovisuel renforçaient leur contrôle sur la représentation du jeu politique. À tel point que les partis ont cessé de réagir quand la concentration des moyens d’information menace d’imprimer sa marque mercantile à l’ensemble de la société. Entre le printemps 2004 et l’été 2005, les trois principaux quotidiens français ont bouleversé leur actionnariat dans une relative indifférence : /Le Figaro/ racheté par Dassault, /Libération/ recapitalisé par Rothschild, /Le Monde/ renfloué par Lagardère.

/Libération/ fut alternativement le sismographe et l’aiguillon de ces métamorphoses.

*Pierre Rimbert *

*Novembre 2005*

/Libération, de Sartre à Rothschild/ vient de paraître aux éditions Raisons d’agir. 140 pages, 6 euro.


Notes:

[1] Respectivement Serge July, Alain Geismar, Erlyne Morane, Vers la Guerre civile, Paris, Éditions et Publications Premières, 1969, p. 16 ; cité par Vincent Tolédano : « Les dix ans du quotidien Libération », Encyclopaedia Universalis, supplément 1984, p. 323 ; cité par Patrick et Philippe Chastenet, Les Divas de l’information, Paris, Le Pré aux clercs, 1986, p. 220 ; « Question d’actualité », LCI, 19 février 2002 ; « Libération ou l’histoire d’un bricoleur boulimique », entretien avec Serge July, L’Âne, 22, juillet-septembre 1985, p. 28.

[2] Saint Louis Post-Dispatch Platform : déclaration de Joseph Pulitzer du 10 avril 1907, adoptée comme manifeste du journal et publiée depuis dans ses pages éditoriales.

[3] Libération, 17 décembre 1973.

[4] Serge July, Les Années Mitterrand. Histoire baroque d’une normalisation inachevée, Paris, Grasset, 1986, p. 13

[5] Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Marseille, Agone, 2003 (1986), p. 115

[6] Les archives audiovisuelles utilisées pour cet ouvrage ont été consultées à l’irremplaçable Inathèque de France. Je remercie Alain Brillon de m’avoir ouvert les archives de Libération.

[7] Serge July, « Vive la crise ! », supplément au n° 860 de Libération, février 1984, p. 3


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