aris on Thu, 2 Dec 1999 09:12:48 +0100 (CET)


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[nettime-fr] Une ontologie du virtuel


m u l t i t u d e s   o n   l i n e
....................................




    UNE ONTOLOGIE DU VIRTUEL
    Sur la philosophie de Gilles Deleuze :
    une entrée en matière



    Par Eric alliez



Une ontologie du virtuel ‹ c'est ainsi, me semble t-il, que l'on pourrait
résumer ce qu'a voulu faire et ce qu'a effectivement produit Deleuze à tous
les niveaux de sa philosophie.

Historiquement, ou historiographiquement, c'est tout le sens des études
bergsoniennes entreprises aussitôt après la publication d'Empirisme et
subjectivité, avec les deux articles publiés en 1956 ("Bergson" et surtout
"La conception de la différence chez Bergson"), systématisés dix ans plus
tard dans Le bergsonisme (1966) ‹ et non simplement Bergson, comme il y eut
un Nietzsche, un Kant, un Spinoza, un FoucaultŠ Elles formeront l'ossature
de ces chapitres qui sont au c¦ur de Différence et répétition (1968), ce
livre qu'il faut concevoir comme l'ouvrage-souche du deleuzisme ; ils
portent pour titres : "L'image de la pensée", "Synthèse idéelle de la
différence", "Synthèse asymétrique du sensible". Jusqu'au dernier texte
publié de façon posthume, qui reprend la question de la philosophie en tant
que "théorie des multiplicités" sous l'intitulé L'actuel et le virtuel
(Annexe à la nouvelle édition des Dialogues, avec Claire Parnet). Autant de
signes, autant d'indices, qui nous font penser qu'évoquer ‹ sous le signe
d'un virtuel chaosmique ‹ un bergsonisme de Deleuze pourrait nous amener à
saisir sur le vif l'hétérogenèse en acte de cette pensée tant au niveau du
système (car Deleuze, décidément bien peu post-moderne, identifie
philosophie et système) que de la méthode l'intuition, chez Bergson-Deleuze,
devient une méthode ‹ non moins rigoureuse et exigeante que la méthode
géométrique).

Mais qu'est-ce qu'une ontologie du virtuel ? Car si toute ontologie tourne
autour de la question de l'être, il faut se risquer à problématiser l'être
en tant que virtuelŠ
 
 Je ne crois pas forcer les textes en avançant que cette problématisation se
déploie sur la base d'un renversement de l' "argument  ontologique" élaboré
par la tradition philosophique, de Saint Anselme à Hegel en passant par
Descartes, comme preuve a priori de l'existence de Dieu. Fondement
quasi-génétique de l'idéalisme, il permettait de conclure, dans l'identité
abstraite du concept, de la possibilité de l'existence de Dieu à
l'affirmation de sa réalité fondée sur le fait que la réalité de son
existence fait partie de la définition même du concept de DieuŠ Cette
tradition est celle de l'onto-théologie. Mais ôtez le nom de Dieu de cette
démonstration, et vous verrez surgir dans sa forme la plus pure l'idéal
logique de la représentation mathématique destinée à assurer a priori la
corrélation de la pensée et de l'être le plus abstrait, vidé de toute
matérialité...
  
C'est à cette conception que s'oppose la notion philosophique de virtuel. En
son écriture la plus simple, de facture strictement bergsonienne :
Le virtuel n'est pas actuel mais possède en tant que tel une réalité
ontologique qui conteste et excède toute logique du possible.
 
Le possible est en effet cette catégorie logique qui pose que du point de
vue de l'identité du concept il n'y a pas de différence entre le possible et
le réel puisqu'on s'est déjà tout donné, pré-formé "dans la pseudo-actualité
du possible". C'est cette figure classique de l'argument faussement dit
ontologique qui fonde la philosophie de la représentation et le système de
la récognition : elle pose que l'existence est la même que le concept mais
hors du concept, dans un milieu indifférent à tout dynamisme "matérial"
spatio-temporel, d'assimilation du temps à l'espace homogénéisé dans sa
totalité (Tout est donné). Bref, la catégorie de possible homogénéise l'être
aussi bien que la pensée du fait que le sujet de la représentation détermine
l'objet comme réellement conforme au concept comme essence. Et cette essence
ne définira jamais de ce fait que les conditions de l'expérience possible
qui ne ressembleront à l'expérience réelle que parce que la condition
renvoie au conditionné dont elle décalque à sa ressemblance l'image
actuelle. Bref, explique Deleuze après Bergson, le possible est toujours
construit après coup en tant qu'on l'a "arbitrairement extrait du réel,
comme un double stérile". De là, selon le diagnostic deleuzien, que Kant
comme Husserl ont dû renoncer à la genèse du donné et à la constitution d'un
champ transcendantal réel puisque le donné est toujours déjà donné comme un
objet à un sujet selon le principe de la perception naturelle. De par cette
vision mimétique de l'étant, ils sont restés pris dans la logique de
l'alternative du tout ou rien qui a depuis toujours associé  la cosmologie
et la psychologie à la théologie en interdisant le saut dans l'ontologie :
"ou bien un fond indifférencié, sans-fond, non-être informe, abîme sans
différences et sans propriété ‹ ou bien  un Etre souverainement individué,
une Forme hautement personnalisée. Hors de cet Etre ou de cette Forme, vous
n'aurez que le chaosŠ" (Logique du sens, p. 129).
 
Alternative à laquelle n'échappe pas la dialectique puisque les formes du
négatif ne peuvent rendre compte des termes actuels et des relations réelles
entre états de choses qu'en tant qu'ils ont été coupés de la virtualité
qu'ils actualisent et du mouvement de leur actualisation qui ne ressemble
pas à la virtualité incorporée, matérialisée dans ce mouvement. C'est là le
point le plus important qui commande à l'ensemble de la philosophie
deleuzienne, alors qu'elle s'expose à l'injonction de Bergson comme
philosophie de la différence : loin de se réaliser par ressemblance, le
virtuel s'actualise en se différenciant de telle façon que, par le jeu d'une
différence sans négation, l'actualisation est création de nouveau,
individuation. Création continuée de différences, ou production de
divergences, selon un modèle qui n'est plus mathématique mais biologique,
c'est-à-dire ontobiologique et vitaliste en ce qu'il suppose un champ
intense de singularités pré-individuel valant pour une véritable entrée en
matière de la philosophie dans sa pré-immanence. Soit le contraire d'un
universel abstrait. Ce modèle est celui d'un "élan vital" ou d'une
"évolution créatrice" (Bergson), d'une "individuation" et d'une "ontogenèse"
(Simondon), ou "hétérogenèse" (Deleuze), qui fait passer la différence
ontologique entre le virtuel-matérial dont on part et les
actuels-individuels matériels auxquels on arrive. A la manière dont une
intensité s'explique, se développe dans une extension rapportée à l'étendue
qui tend à annuler ses différences constituantes, bien qu'elles constituent
l'être même du sensible. Car c'est l'intensité, par le processus essentiel
des quantités intensives (c'est-à-dire de "quanta dynamiques" : ou des
forces), qui détermine les rapports différentiels à s'actualiser dans les
qualités et les étendues qu'elle crée par individuation. Bref, s'il existe
une différence ontologique chez Deleuze, elle se déploie sur un plan défini
par la dualité d'origine bergsonienne entre l'espace géométrique et la durée
ouverte,  l'étendue et l'intensif, entre le matériel et le matérial ; et la
distinction entre deux types de multiplicité, métrique et non métrique,
homogène et hétérogène : les multiplicités qualitatives internes et les
multiplicités quantitatives d'extériorité. Avec, d'un côté, les
multiplicités continues relevant de l'ordre du virtuel appartenant
essentiellement à la durée, qui ne se divise pas sans changer de nature à
chaque fois pour n'être pas constituée d'un ensemble de termes distincts
mais d'éléments "en fusion", acceuillant le nouveau dans son devenir en tant
qu'il est nécessairement hétérogène à ce qui le précèdeŠ, une multiplicité
intensive de type ordinal, donc, qui vaut pour un véritable principe
transcendantal adéquat au devenir ; et, de l'autre, les multiplicités
discontinues actuelles représentées empiriquement par l'espace homogène
selon le régime cardinal du partes extra partes.  Et opérant une sorte
d'aller et retour entre les deux multiplicités, spatiale et temporelle,
d'essence biologique (différence de nature) ou mécanique (différence de
degré), la matière, tantôt encore enveloppée dans le plan d'immanence
matérial de la multiplicité qualitative, tantôt déjà développée, organisée,
matérialisée, métrisée dans le système de référence des grandeurs homogènes
et des formes géométriques ou organiques. Fort de cette "non-coïncidence de
la chronologie et de la topologie" (Simondon) porteuse de deux images
absolument antagoniques du matérialisme (correspondant à un monisme
inférieur et à un monisme supérieur), il suffira d'évoquer la reprise du
thème du Corps sans Organes ("un Corps vivant d'autant plus qu'il est sans
organesŠ")  à partir de la distinction entre Lisse et Strié dans Mille
plateaux pour constater que c'est bien tout le bergsonisme de Deleuze qui
est mobilisé dans l'affirmation que "la philosophie est la théorie des
multiplicités", selon la formule qui fait fonction d'ouverture au dernier
texte posthume (et qu'ignore systématiquement Badiou dans son Deleuze ). Ces
quelques pages si denses à l'intitulé et au contenu on ne peut plus
bergsonien ‹ "L'actuel et le virtuel" ‹, où est énoncé une dernière fois
l'essentiel, à savoir que l'on n'atteindra au plan d'immanence qu'à conférer
au virtuel une pleine matérialité dont dépend son actualisation en tant que
différent/ciation intégrée dans une actualité déterminée par et dans des
"fonctions". De sorte que "l'actuel est le complément ou le produit, l'objet
de l'actualisation, mais celle-ci n'a pour sujet que le virtuel". Et pour
"sujet de droit, en tant qu'il se fait, (Š) la vie, comme porteuse de
singularités" (Foucault, p. 97).

Que l'Etre ait pour nom la Vie en tant que puissance immanente, production
vivante de ses modes, et que l'ontologie devienne indissociable de la
constitution d'une bio-politique ; que la philosophie se développe comme
"théorie des multiplicités", et qu'elle soit de ce fait même politique de
l'être se prolongeant dans une analyse du pouvoir qui doublera l'histoire de
ses formes d'expression d'un devenir des forces qui les conditionne (selon
la distinction entre machine abstraite et agencements concrets) ;  que
l'Etre se disent des devenirs, "qui ne sont pas de l'histoire même s'ils y
retombent", et qu'il faille en conséquence penser le temps philosophique
comme un "temps grandiose de coexistence", comme "un devenir infini de la
philosophie, qui recoupe mais ne se confond pas avec son histoire"
(Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 92, p. 58) ‹ toutes ces thèses que je
qualifierai d'onto-éthologiques, vous le voyez, doivent être immédiatement
mis à l'actif d'une ontologie du virtuel en ce que chacune manifeste que le
virtuel n'est pas une "catégorie" mais la source même d'un matérialisme
(hétéro-)génétique, que l'on pourra dire aussi bien matérialisme
transcendantal en tant que rigoureusement non "générique". Voire
matérialisme historique, en tant qu'histoire de l'être en devenir, devenir
d'individuation de l'être.

(Penser, dira Deleuze après Foucault, c'est arriver au non-stratifié en
libérant la vie partout où elle est prisonnièreŠ)

En deçà de la scission du temps en deux jets dissymétriques correspondant à
l'image actuelle du présent qui passe et à l'image virtuelle du passé qui se
conserve en soi, on relèvera que tout ce que Bergson a pu dire de la durée
pure revient toujours à ceci : qu'elle est ce qui diffère avec soi dans la
coexistence de soi d'un temps non chronologique parce que ce qui diffère
avec soi est immédiatement coexistence du passé avec le présent, unité
contemporaine de l'être et du devenir, de la substance et du sujet, dans
l'élan vital qui élève la différence à l'absolu d'un potentiel ou d'un
virtuel, et contraint la pensée à commencer par la matérialité de la
différence en tant que celle-ci désigne le nouveau qui se fait.
Individuation permanente ‹ écrira Simondon ‹ à travers la première des
transductivités, celle du temps qui implique dans son irréversibilité la
totalité concrète du passé .
 
Ce que Bergson a appelé d'un mot qui a prêté à tant de confusions (et que
reprend Simondon ) : intuition. Car l'intuition, en tant qu'elle s'attache à
déterminer les conditions de l'expérience réelle ‹ et non les conditions
génériques d'une expérience seulement possible pour la représentation qui
projette quelque chose de ressemblant derrière la différence ‹ en cherchant
la durée dans les choses, en plongeant en-deçà du sujet et de l'objet dans
la forme pure du temps comme devenir d'individuation de l'Etre, doit
commencer par la différence vitale qui génère son propre mouvement intuitif .
Intuition de la durée, selon un génitif qui est d'objet comme de sujet,
l'intuition se reconnaît ainsi comme jouissance de la différence dans le
mouvement qui lui fait atteindre au virtuel comme concept pur de la
différence. D'où une image éminemment problématique de la pensée qui sait se
rendre adéquate à la nature et à l'essence problématique de l'être comme
différence ‹  "l'être est la différence même de la chose" ("Bergson", p.
294) ‹ en affirmant le principe ontobiologique de l'intelligence et la
valeur matériale des problèmes. Car différencier, c'est problématiser,
matérialiser en investissant le virtuel comme l'instance problématique dont
l'actuel propose les solutions.
  
A reprendre la lettre de Bergson, cette méthode intuitive et problématique
engagera la réalité de la philosophie comme expérience en manifestant la
mauvaise volonté nécessaire à "chasser les concepts tout faits" ‹ les
concepts de la représentation ‹ pour poser à nouveaux frais les problèmes,
épouser les articulations du réel et en suivre les tendances au lieu de se
laisser guider par la logique conservatrice du sens commun qui se contente
de choisir entre les solutions tel qu'elles se sont déposées dans le
langage. Ce qui expliquerait pourquoi "conversation ressemble beaucoup à
conservation", étant dit que Bergson ‹ comme DeleuzeŠ ‹ tiendra en médiocre
estime l'homo loquax "dont la pensée, quand il pense, n'est qu'une réflexion
sur sa parole", adossant sa communication à une connaissance que ses
interlocuteurs possèdent déjà ; et qu'à l'opposé, pour la philosophie qui
s'est affranchie de la dialectique naturelle aux mots et aux choses
découpées par l'entendement dans la continuité de la matière et de la vie,
poser le problème, c'est inventer et non seulement dé-couvrir, c'est créer
d'un même mouvement la position du problème et sa solution.  "Et j'appelle
philosophe celui qui crée la solution, alors nécessairement unique, du
problème qu'il a posé à nouveau", avec "le sens nouveau que prennent les
mots dans la nouvelle conception du problème" . Sans ce renversement du sens
commun et cette rupture avec la doxa qui entretiennent l'idéal logique de la
récognition ; sans une théorie générale du problème cessant de configurer la
pensée sur des propositions "solides" supposées préexistantes pour poser le
problème comme l'élément génétique idéel et extra-propositionnel de
production du vrai ; sans cette affirmation du problématique comme intensité
différentielle des Idées mêmes dans leur pré-immanence irréductible à toute
Analytique comme à toute Dialectique parce qu'il introduit la durée et la
matière dans la pensée en réconciliant vérité et création non seulement au
niveau des concepts mais comme cet état intensif du monde constitué par la
réalité matériale du virtuelŠ ‹ eh bien,  à défaut de ce matérialisme
spéculatif  qui est ainsi amené à investir l'opposition de l'intuition du
"se faisant" à l'analyse du "tout fait", et sans le renversement général
d'après lequel "l'être se dit du devenir, l'identité, du différent, l'un, du
multiple, etc.", "la fameuse révolution copernicienne n'est rien"
(Différence et répétition, p. 80, p. 210).
 
Tel est le sens du bergsonisme pour le jeune Deleuze, qu'il sait résumer
d'une formule définitive : "La vie, c'est le processus de la différence"
("La conception de la différence chez Bergson", p. 92) ‹ et dont on trouve
la trace jusque dans cette confession tardive : "Tout ce que j'ai écrit
était vitaliste, du moins je l'espèreŠ" (Pourparlers, p. 196). C'est en
effet dans ce rapport essentiel avec la vie que la différence est
différenciation en tant que mouvement d'une virtualité qui s'actualise selon
son propre mouvement de différence interne (la différentiation). Il n'y aura
donc pas rupture eu égard à la thèse de l'univocité de l'être à laquelle
Deleuze assimile la philosophie en tant qu'ontologie dans la mesure où ce
qui ce différencie est d'abord ce qui diffère avec soi, c'est-à-dire le
virtuel, un virtuel qui doit bien être à sa manière réel, matérial/matériel,
pour détenir une consistance objective, ontologique, et être capable de se
différencier dans le procès de production de l'actuel en vertu de son
efficience sub-représentative (virtus, in virtu)Š Et, sans doute, explique
Deleuze, "le virtuel est en soi le mode de ce qui n'agit pas, puisqu'il
n'agira qu'en se différenciant, en cessant d'être en soi tout en gardant
quelque chose de son origine. Mais par là même il est le mode de ce qui est"
("La conception de la différence chez Bergson", p. 100). Donation
antéprédicative absolue, il est, sous la condition univoque du temps, le
dedans du dehors en sa puissante vie non organique. Soit, très exactement,
la matièreté  même de l'être.

On se trouve ici à la verticale de la phrase fameuse de Nietzsche :
"Imprimer au devenir le caractère de l'être ‹ c'est là la volonté de
puissance la plus haute" ; et tout proche du sens du croisement
Bergson-Nietzsche découvert par Deleuze avec Simondon.
  
C'est en nietzschéen que Deleuze revient aussi souvent sur le premier
chapitre de Matière et mémoire, ce livre délivré de la psychologie par le
thème de l'attention à la vie  : court-circuitant la distinction du sujet et
de l'objet par sa théorie des "images-matière" , Bergson atteint au plan
d'immanence comme expérience pure, pure immanence de la vie à elle-même
déplaçant l'opposition de la vie et de la matière vers "toute une continuité
de durées", avec, entre la matière et l'esprit, toutes les intensités
possibles d'une mémoire pure identique à la totalité du passé, "passé en
général" qui existe en soi sur le mode d'une coexistence virtuelle ("le
passé, c'est l'ontologie pure" ; cf. Le bergsonisme,  p. 51) ; égalité sans
reste de l'être et de la vie impliquant la coextensivité en droit de la
conscience à la vie, qui vérifie ainsi son indépendance vis-à-vis du Moi
dans l'identité de la mémoire avec la durée même. "La subjectivité n'est
jamais la nôtre, conclut Deleuze, c'est le temps, c'est-à-dire (...) le
virtuel (Š) et c'est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas l'inverse"
(L'image-temps, p. 110-111). Car "c'est le cerveau qui fait partie du monde
matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau" (Matière
et mémoire, p. 13).

Tout se serait donc passé comme si Deleuze avait commençé par généraliser à
l'ensemble de la philosophie moderne, kantienne et hegelienne, dialectique
et phénoménologique, la critique qu'adressait Bergson à Einstein : avoir
confondu l'actuel et le virtuel, avoir rabattu la logique mathématique des
cas de solution sur la problématique ontologique de la question de la
matière et du temps. De sorte que c'est en tant que la pensée deleuzienne
n'a pour sujet que le virtuel qu'elle pourra être indifféremment dite
philosophie du devenir, de la différence, de l'immanence ou de l'événement ‹
car c'est le virtuel qui permet d'énoncer, du point de vue d'un nouveau
matérialisme véritablement transcendantal (matérialisme des conditions de
réalitéŠ), chacune de ces notions pour elle-même et avec les autres.
Il ne serait pas très difficile de montrer que la constitution même de la
philosophie deleuzienne procède, dans ses monographies sur Hume, Nietzsche,
Spinoza, Leibniz, etc., d'une rematérialisation et d'une virtualisation
systématiques de l'histoire de la philosophie  comme mode d'actualisation
d'une philosophie nouvelle, d'une philosophie virtuelle-matériale dont
l'effectuation infiniment variable ne cesse de produire de nouveaux plis qui
impliquent et compliquent le "devenir infini de la philosophie" en tant que
pratique théorique d'une immanence devenue absolue. Et par là même, selon
une formulation de Simondon qui emporte Nietzsche et Deleuze dans son
phrasé, la philosophie comme  "production d'essences génétiques" visant par
le concept, toujours, quelque chose de l'ordre de l'événement..
De là suit que l'histoire de la philosophie deleuzienne fasse l'expérience
de l' image  virtuelle-actuelle de la pensée ‹ image non-dogmatique,
non-(re)cognitiviste, associant le concept au point d'émergence du percept
et de l'affect ‹ en investissant un néo-bergsonisme comme source intensive
d'une ontologie qui aura perdu d'un seul mouvement ces caractéristiques
phénoménologiques, dialectiques et langagières qui obéraient la philosophie
moderne.

Une philosophie non-idéaliste et non-humaniste, une biophilosophie ‹ ou
encore : une philosophie matérialiste enfin contemporaine ?



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