gilbert.quelennec on Thu, 13 Jul 2006 15:08:07 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] dreyfus innocenté« Ce qu’il y a d’original dans l’Affaire, c’est la prise àtémoin de l’opinion»Christophe Charle.Entretien par Ixchel Delaporte



http://www.humanite.fr/journal/2006-07-12/2006-07-12-833451
dreyfus innocenté
« Ce qu’il y a d’original dans l’Affaire, c’est la prise à témoin de l’opinion »


Entretien . L’extrême violence du ton de la presse à l’époque témoigne de la puissance des institutions, lobbies et mouvements antidémocratiques analyse l’historien Christophe Charle.

Professeur à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Christophe Charle est directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine. Il a publié de nombreux ouvrages consacrés notamment à l’histoire sociale, des intellectuels, des mentalités, de la presse (*)

Sans la presse, y aurait-il eu une affaire Dreyfus ?

Christophe Charle. Effectivement, il existe un lien intime entre la naissance, le développement et l’aboutissement de l’affaire Dreyfus et la presse. En premier lieu la presse est à l’époque le seul moyen d’information et le principal instrument de mobilisation de l’opinion politique. En second lieu, le mécanisme de l’erreur judiciaire initial est lié à un chantage de la presse antisémite et nationaliste. Avant même que l’accusation ait été rendue publique, des officiers de l’état-major ont diffusé des fuites auprès de certains journaux laissant entendre que l’officier juif arrêté était coupable. Les juges militaires étaient ainsi pris dans un chantage. S’ils confirmaient les bruits, ils confirmaient la qualité des informations de cette presse politique. S’ils résistaient aux pressions, ils seraient dénoncés comme « vendus » aux Juifs. En troisième lieu aussi bien dans la campagne pour réviser le procès que dans la contre-campagne des antidreyfusards, la présentation et l’orchestration des moments forts de la lutte ont pleinement utilisé les procédés de presse de l’époque : fausses nouvelles, polémiques personnalisées, lettres ouvertes, pétitions et signatures célèbres, articles coup-de-poing comme le célèbre « J’accuse ! » de Zola... la presse est partout. Si certains journaux exploitent l’affaire au mieux de leurs intérêts (elle fait vendre comme beaucoup d’autres « affaires »), certains titres courageux qui ont pris position à contre-courant de la majorité de l’opinion, longtemps hostile ou indifférente, l’ont payé cher. L’Affaire a aussi contribué à la « destruction » de certains journaux qui y ont perdu des abonnés (ainsi le Figaro de l’époque), et ont renoncé à leur image apolitique et consensuelle.

Jusqu’où va l’éventail des différentes tendances incarnées par les journaux ?

Christophe Charle. On peut distinguer quatre grands groupes d’attitudes. Une tendance conformiste qui fait confiance à l’armée et à la justice et entérine la version officielle, c’est une sorte d’antidreyfusisme par défaut. Une tendance fortement engagée contre Dreyfus voit dans la campagne pour la révision une manoeuvre des Juifs et de l’étranger contre la nation française. Une tendance prorévisionniste qui, sans se prononcer sur le fond, estime que les irrégularités du premier procès et les contradictions de la version officielle (absence de mobile crédible à la trahison de Dreyfus) justifient une révision dans un pays gouverné par l’État de droit et les principes républicains. Enfin, une tendance clairement dreyfusarde voit dans la résistance à la révision une stratégie de l’extrême droite et d’une partie des républicains prêts à pactiser avec la droite pour établir un gouvernement de type bonapartiste, militariste et menant à la réaction politique et sociale sous couvert de défense de l’armée. Ces tendances sont très inégalement réparties. Les deux premières dominent largement par le nombre de titres et le tirage jusqu’au moment de la première révision du procès en 1899. Il faudra non seulement des faits nouveaux mais des menaces politiques de plus en plus visibles de l’extrême droite contre la République pour que la majorité républicaine finisse par accepter la révision.

Quelle place occupe l’Affaire dans les pages ? Est-ce au détriment d’autres sujets... sociaux par exemple ?

Christophe Charle. La presse s’est emparée du sujet par phases, selon le degré de violence des affrontements, l’arrivée de faits nouveaux, la mobilisation des forces sur le terrain, l’actualité elle-même. Un premier temps fort en 1894, mais bref, un second temps fort en 1898-1899 avec la lutte pour la première révision, un troisième temps fort en 1906 rendant enfin pleinement justice à Dreyfus. Mais ces années sont aussi marquées par d’autres événements tout aussi passionnés et présents : les luttes entre les diverses fractions du Parti socialiste pour aboutir péniblement à une unification en 1905 et la création de la SFIO. La montée de grands mouvements de grève et du syndicalisme révolutionnaire. L’année même de la campagne révisionniste, en 1898, les tensions coloniales avec la crise entre la France et l’Angleterre à propos de Fachoda. Dans ce dernier cas, la droite nationaliste et antidreyfusarde dénonce la « reculade » face à l’Angleterre en Afrique. Mais tous ces événements rejouent à peu près les mêmes clivages que ceux de l’Affaire.

Peut-on dire que la presse a "fait" l’opinion ?

Christophe Charle. C’est une formule réductrice. Si la majorité des journaux est antidreyfusarde, c’est parce que c’est plus simple, moins risqué. La campagne dreyfusarde relayée par quelques titres a progressivement fait basculer une minorité croissante, celle qui se mobilise dans la Ligue des droits de l’homme, signe les pétitions, participe aux manifestations de défense républicaine. Mais cette minorité elle-même était souvent déjà politisée, fidèle à certains principes, capable de comparer avec esprit critique les informations contradictoires. Pour certains membres des jeunes générations, la campagne dreyfusarde a été un événement fondateur analogue à ce que fut mai 1968 ou la campagne contre la guerre d’Algérie au XXe siècle. Mais la presse n’est ici qu’un outil et un relais d’autres formes d’action et de mobilisation politique. Ce qu’il y a d’original dans l’Affaire, c’est la combinaison de toutes les formes de lutte et de prise à témoin de l’opinion précisément parce que les obstacles pour atteindre l’opinion dominante étaient formidables. Il fallait donc faire flèche de tout bois.

La liberté d’opinion a fini par l’emporter ?

Christophe Charle. À moyen terme, on peut avoir une vision optimiste du résultat. Une minorité agissante l’a emporté sur une majorité anesthésiée par une presse qui refuse de remettre en cause les dogmes officiels. Mais ce n’est pas la vision des acteurs eux-mêmes. La première révision du procès de Dreyfus se termine par un demi-échec puisque le procès de Rennes de 1899 reconnaît Dreyfus "coupable avec des circonstances atténuantes". Une absurdité qui permet d’apaiser l’armée (puisque, officiellement, Dreyfus est toujours coupable) et d’ouvrir la porte à une grâce du président de la République. La deuxième révision efface tout et rétablit Dreyfus dans ses droits. Mais quel gâchis pour en arriver là ! Beaucoup de dreyfusards, pour des raisons différentes, en ont tiré des analyses très négatives de la presse, plus souvent aux ordres et sur le manque d’esprit critique des lecteurs, sur la puissance de l’extrême droite et de la xénophobie dans le pays des droits de l’homme, sur l’inachèvement de la républicanisation des Français malgré vingt ans d’école inspirée par Jules Ferry. Ce n’est pas la liberté d’opinion qui était en question (toutes les opinions ont pu s’exprimer, même inégalement), mais la puissance des institutions et des lobbies ou des mouvements antidémocratiques qui peuvent corrompre l’esprit public et la déontologie d’une partie de la presse pour « faire vendre » ou flatter « le peuple » dans ses bas instincts. En témoigne l’extrême violence du ton et des attaques ad hominem contre certaines figures comme Zola, Jaurès, Joseph Reinach, sans parler des tentatives d’assassinat et des nombreux duels.

(*) Derniers ouvrages publiés (réédition) : les Élites de la République, Éditions Fayard, 2006. le Siècle de la presse 1830-1939, Le Seuil, 2004.

Entretien réalisé par Ixchel Delaporte

Article paru dans l'édition du 12 juillet 2006.




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